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Les 18 si de René Préval



Par Franck Cobby

Mine de rien, le Président haïtien René Préval ne semble pas si nul que ça. Nonchalant, dépourvu de vision, il ne sait pas toujours quoi faire, ni quoi dire dans certaines situations. Ceci porte la classe politique haïtienne à le sous-estimer. Mais dans son discours du 1er janvier 2010, Préval a montré à ses détracteurs que s’il y a beaucoup de choses qu’il ignore, du moins il sait ce qu’on peut faire avec des "si".



Depuis la grammaire latine, "si" est définie comme une conjonction exprimant des conditions hypothétiques réelles, potentielles et irréelles.

Les hypothétiques réelles renvoient à un espace conforme à notre monde réel, les potentielles à un monde non présent mais probable et les irréelles à des conditions strictement imaginaires.

Une telle classification est fondée sur le degré d’accessibilité du référent qui peut être plus ou moins envisageable dans notre monde réel.

On peut bien analyser les "si" du Président avec ces catégories si on les envisage dans une perspective strictement linguistique.

Mais étant donné ma problématique qui est de cerner son dire hypothétique dans son intention et son ancrage dans la fictionnalité, j’entends approcher ses 18 "si" sous un autre angle, celui de la pragmatique.

En effet, à la suite d’Adam, de Van Dijk et de Bonnard, il a été démontré que les énoncés (si p, q) ne sont pas nécessairement hypothétiques. Nombre d’emplois de cette structure recouvrent des relations logiques qui sont de l’ordre de faits attestés, non imaginaires.

Dans l’exemple suivant: "si sa mère est sympathique, on ne peut pas dire autant de son père", il n’y a aucune forme d’implication où p serait une condition de q. Il n’y a donc pas moyen de parler de relation hypothétique.

Aussi conformément à cette approche, on peut considérer qu’il existe deux types d’emploi de la conjonction "si" : Un emploi non hypothétique donnant lieu à un discours conçu sur le mode réel et un emploi hypothétique instituant l’ordre de la fictionnalité.

Un tel détour théorique est d'autant plus intéressant qu'il requiert trois critères comparativement à l’approche grammaticale fondée uniquement sur la référentialité. 

Le premier critère est d’ordre situationnel. Il s’agit de la connaissance encyclopédique, qui permet à tout locuteur ayant une certaine expérience du monde de situer un procès sur l’axe fictif-réel. 

Le deuxième critère, d’ordre textuel, est celui des opérateurs logiques par lesquels les relations (si p, q) peuvent être enrichies pour déterminer le caractère hypothétique ou non des procès. Lorsqu’un locuteur énonce (si p, q), selon le contexte il peut être possible d’y insérer alors, cependant, du moins etc. 

Le troisième critère, pragmatique, est la prise en compte de la question de la présupposition. En effet, dans les relations (si p, q), les locuteurs sont censés donner des instructions, par le jeu des temps, sur le degré de fictionnalité des procès envisagés. 

Fort ces critères, "si" non hypothétique renvoie aux structures (si p, q) où l’insertion de "alors" ou "au cas où" n’est pas possible. En revanche, l’enrichissement de la structure (si p, q) par des connecteurs de concession ou des modalisateurs d’énoncé (du genre cependant, en revanche, également) est possible. Le rapport institué par l’emploi de "si" non hypothétique peut être causatif, optatif, itératif, concessif, adversatif, emphatique, additif etc.

Soit le 14ème "si" de Préval

14.- Si kantite djòb yo ogmante non faktori, nou pa ka di menm bagay la pou ti biznis e mwayèn biznis.

Ce "si" est d’un emploi non hypothétique. Il donne lieu à une relation concessive (si p en revanche q). C’est le seul énoncé en "si" où le discours du Président opère un ancrage dans le réel.

Les autres "si", soit 17 sur 18 sont des "si" hypothétiques où le réel est soumis à la loi de l’imaginaire. 

"Si" est dit hypothétique dans les relations (si p, q) où il est possible d’insérer le connecteur "alors" devant le conséquent ou remplacer "si" par "au cas où". Ces relations ont aussi la particularité d'être pertinentes à la forme négative: Si p, q = Si non p, non q.

Les relations de ce genre introduisent une implication logique entre un procès p et un procès q, tel que p (monde réel ou fictif) est une condition nécessaire de q (monde possible). Valide en termes de logique, (si p alors q) renvoie cependant à des états de choses vrais uniquement dans des mondes contrefactuels, p étant d’ordre suppositionnel. 

C’est exactement le cas des énoncés suivants accouchés par René Préval le 1erJanvier 2010 aux Gonaïves:

1.- Si pat gen dyalòg ant Desalin, Petyon avèk Lame Endigèn nan, pa t ap gen vètyè, pa t ap genyen … Ayiti … li pa t ap egziste jodia.
2.- Si pat gen estabilite nan pitan Lame Endigèn nan, pa t ap gen vètyè. M repete pa t ap gen vètyè, pa t ap gen Premye Janvye 1804 nan Gonayiv.        
17.- Si pat gen estabilite nan mitan Lame Endigèn nan, Zansèt nou yo pa ta ka rive kase chenn esklavaj kolon yo.

Dans ces énoncés, les procès p sont présupposés réels étant donné la marque temporelle. De plus, question de connaissances encyclopédiques, il s'agit de faits attestés. Mais dans le discours de Préval, ils sont posés comme des conditions nécessaires à l'indépendance haïtienne seulement par supposition. Les "si" 1, 2 et 17 sont donc de nature hypothétique. D’où ancrage du discours dans l’imaginaire.

3.- Si enstabilite, 
4.- Si chire pit pat rekomanse 17 Oktòb 1806 lè yo asasinen Desalin, 
5.- Si peyi a pat fann de bout depi lè sa a, 
6.- Si listwa nou pat tounen yon chaplèt koudeta, dechoukaj, konplo ak lagè sivil, peyi a ta pi lwen jodia, esitou peyi nou an t ap rele n toujou chèmètchèmètres.
7.- Si se pat enstabilite, wout sa a ki te kòmanse depi sou premye manda m nan ta fèt pou l fini depi lontan.
8.- Si se pat enstabilite, wout sa a ki te kòmanse sou premye manda m nan li ta fini déjà.
Wout sa a fèk kòmanse, men 9.- si se pat enstabilite, li ta dwe fini deja.

Dans les énoncés ci-dessus, les procès p (enstabilite) sont présupposés réels avec l’emploi du marqueur temporel. Tandis que les procès q au conditionnel envisagent des mondes fictifs dans le présent. Il s’agit de relations hypothétiques où le Président prend appui sur le réel (Haiti telle qu’elle est) pour mieux projeter son monde de rêve : (Haiti telle qu’elle aurait pu être). La stratégie du Président, dans ces énoncés, est très simple: Il part d'un problème réel comme pivot, et sans s'y attarder projette le pays de rêve qu'on aurait pu avoir.

10.- Si te gen estabilite, 
11.- si estabilite a te kontinye ant 2001 ak 2006, eske n ta wè ki valè pwogrè ki t ap fèt nan domèn agrikilti a !
A la wout, ala pwogrè nou ta fè pendan 15 ane sa yo 12.- Si te gen estabilite ak kontinyite

Dans 10, 11, 12, Préval persiste et signe dans sa posture de créateur de rêves en invitant, cette fois, le peuple à imaginer avec lui comment Haïti aurait pu être. P (estabilite), présupposé irréel est posé comme condition nécessaire de q (pwogrè) également présupposé fictif. Encore une fois, le pays tel qu'il doit être ou tel qu'il sera effectivement dans un laps de temps T n'est pas à l'ordre du jour dans le discours de Préval. 

13.- Si tout bagay pase byen, an 2011 n ap rive ak 100.000 djòb nan faktori
16.- Si eleksyon yo pase byen, nan kè poze… sa ap ranfòse konfyans ni ayisyen ni etrange nan kapasite peyi a …

Dans les énoncés 13 et 16, p (tout bagay pase byen/eleksyon yo pase byen) est un présupposé fictif posé comme condition d’un monde fictif q (100.000 djòb). Avec l’emploi de ces "si", le Président atteint son apogée dans l’expression du "pourianisme", comme s’il n’avait aucun rôle à jouer pour que tout se passe bien.

Il est dans la nature de certaines promesses d’être hypothétiques. Mais dans quelle mesure elles sont sincères, là est toute la question.
Le degré de sincérité d’une promesse conditionnelle est proportionnel au degré d’implication des protagonistes dans sa réalisation. Plus sa réalisation dépend de la coopération du bénéficiaire, plus elle est sincère. Plus sa réalisation dépend de l’énonciateur, moins elle est sincère. 

"Si mon peuple sur qui est invoqué mon nom s'humilie, prie, et cherche ma face, et s'il se détourne de ses mauvaises voies, je l'exaucerai des cieux, je lui pardonnerai son péché, et je guérirai son pays" (2 Chroniques 7/14) est une promesse sincère dans la mesure où seul le bénéficiaire peut faire en sorte qu’elle se réalise.

Par contre "Si tout bagay pase byen, an 2011 n ap rive ak 100.000 djòb nan faktori" est démagogique puisque l’énonciateur seul a le contrôle des paramètres de réalisation de sa propre promesse. Pour s’en rendre compte, il suffit de se demander : Quel est le rôle d’un Président? Qui est chargé, dans un pays, de prendre des mesures pour que tout se passe bien, pour que les élections se déroulent dans la transparence?

15.- Si se pat konfyans eske ou kwè konpayi Royal Caribbean ta pran chans asosye l ak Leta Ayisyen pou envesti plis pase 50.000.000 dola nan pò Labadi?

Dans 15, le procès q (konpayi Royal Caribbean... envesti...) remplit les conditions de validité dans notre monde Mo en tant que fait attesté, mais tel n’est pas le cas de p (konfyans) qui fait figure d’hypothèse. Avec cet énoncé, le Président ne contraint pas son allocutaire à imaginer un monde fictif, mais plutôt l’interpelle en complice, l’invitant à créer lui-même ce monde hypothétique qu’est p (konfyans).

18.- Si pa gen estabilite andan sosyete a jodia, nou p ap rive kase chenn mize ak povrete a.

Ici la structure de raisonnement est (si non p non q), avec p (estabilite) présupposé irréel posé comme condition nécessaire d’un q fictif (rive kase chenn mize ak povrete a).

Conclusion

Dans l’ensemble, le discours du René Préval est conçu sous la modalité de la fiction où il fait miroiter dans l’imagination du peuple, un pays de rêve, Haïti telle qu’elle aurait pu être. Au lieu d’essayer de cerner le problème de l'insécurité et de dire au peuple ce qu'il entend faire ou ce qu'il va faire concrètement pour l'éradiquer en tant qu'obstacle au développement, le Président ne fait que s'en plaindre. Quelle meilleure façon de compenser son incapacité et fuir ses responsabilités?

Le Président a bien réussi son tour de passe-passe avec les "si", parlant de la réalité haïtienne tout en l'esquivant et projetant les aspirations du peuple dans l'irréel du futur. 

Dans son premier discours de l’année 2010, le président aura donc imposé à la conscience collective un pacte uchronique fait de réalisations fictives, (si tout bagay pase byen, n ap rive ak 100.000 djòb) et de figures historiques (Dessalines, Pétion), porteuses du merveilleux imaginaire haitien.

Références Bibliographiques

Filippi-Deswelle C.: Etude énonciative de if et though antéposés : L'hypothétique, Paris,L.I.L.A. 1999

Adam Jean-Michel : Si hypothétique et l’imparfait. Une approche linguistique de la fictionalité, Etudes Littéraires, vol. 25, n° 1-2, 1992

Lilian Stage: Analyse syntaxique et sémantique de la conjonction si dans les propositions factuelles, Revue Romane, Bind 26, 1991

Corminboeuf Gilles: L'expression de l'hypothèse en francais contemporain; Entre hypotaxe et parataxe, Duculot, Collection : Champs Linguistiques, 2009

Vairel  Hélène: "les phrases conditionnelles/ hypothétiques en français. La valeur de si a, b" dans l'information grammaticale, Paris, n° 14 (1982), p. 5-10

Bonnard Henri: Code du français courant, Paris, Magnard, 1981.

Marcello-Nizia Christiane: L'adverbe "si" en français médiéval, Genève, Droz, 1985

Van Dijk Teun A.: Text and Context. Explorations in the semantics and pragmatics of discourse. London: Longman, 1977